Les Cahiers d'Adèle est une revue culturelle thématique à parution aléatoire. Chaque numéro explore un thème déterminé par la triade du comité éditorial, et proposé aux différents auteurs par le biais d’appel à contributions. Le projet des éditions Adèle & Otto s’articule autour d’une volonté de créer un objet imprimé constitué de productions originales, tant littéraires que graphiques.
« Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis »
Au fil des parutions, Les Cahiers d’Adèle développe un thème qu’elle n’interroge que dans la stricte mesure où celui-ci permet d’appréhender le monde de diverses manières. Les Cahiers d’Adèle décline en monochromie essais, poésie, nouvelles littéraires ou illustrations au fil des diverses contributions.


Les Cahiers d'Adèle is a randomly published cultural magazine based in Toulouse (France).
"Do not see reality as I am"
Troughout its publications, Les Cahiers d'Adèle develops a theme which it only questions strictly in cases where this facilitates an understanding of the world of various means. Les Cahiers d'Adèle publishes in monochome compositions, poetry,
short stories or illustrations trough the various contributions.

dimanche 12 avril 2009

J.K. Huysmans A Rebours, extrait

Joris-Karl Huysmans (1848-1907) est un écrivain et critique d’art français d’origine hollandaise. Avec la publication de son roman intitulé A rebours en 1884 il rompt avec la tradition naturaliste de ses œuvres antérieures.
Devenu la bible du mouvement décadent et du symbolisme, A rebours raconte l’histoire d’un dandy, le duc Jean Floressas des Esseintes, s’isolant chez lui par dégoût et lassitude du monde extérieur et s’entourant de ses objets les plus précieux, créant ainsi un monde raffiné et artificiel suppléant à une nature qu’il trouve vulgaire et imbécile.





« Le mouvement lui paraissait d’ailleurs inutile et l’imagination lui semblait pouvoir aisément suppléer à la vulgaire réalité des faits. À son avis, il était possible de contenter les désirs réputés les plus difficiles à satisfaire dans la vie normale, et cela par un léger subterfuge, par une approximative sophistication de l’objet poursuivi par ces désirs mêmes. Ainsi, il est bien évident que tout gourmet se délecte aujourd’hui, dans les restaurants renommés par l’excellence de leurs caves, en buvant les hauts crus fabriqués avec de basses vinasses traitées suivant la méthode de M. Pasteur. Or, vrais et faux, ces vins ont le même arôme, la même couleur, le même bouquet, et par conséquent le plaisir qu’on éprouve en dégustant ces breuvages altérés et factices est absolument identique à celui que l’on goûterait en savourant le vin naturel et pur qui serait introuvable, même à prix d’or.
En transportant cette captieuse déviation, cet adroit mensonge dans le monde de l’intellect, nul doute qu’on ne puisse, et aussi facilement que dans le monde matériel, jouir de chimériques délices semblables, en tous points, aux vraies; nul doute, par exemple, qu’on ne puisse se livrer à de longues explorations, au coin de son feu, en aidant, au besoin, l’esprit rétif ou lent, par la suggestive lecture d’un ouvrage racontant de lointains voyages; nul doute aussi, qu’on ne puisse, - sans bouger de Paris - acquérir la bienfaisante impression d’un bain de mer; il suffirait, tout bonnement de se rendre au bain Vigier, situé, sur un bateau, en pleine Seine.
Là, en faisant saler l’eau de sa baignoire et en y mêlant, suivant la formule du Codex, du sulfate de soude, de l’hydrochlorate de magnésie et de chaux; en tirant d’une boîte soigneusement fermée par un pas de vis, une pelote de ficelle ou un tout petit morceau de câble qu’on est allé exprès chercher dans l’une de ces grandes corderies dont les vastes magasins et les sous-sols soufflent des odeurs de marée et de port; en aspirant ces parfums que doit conserver encore cette ficelle ou ce bout de câble; en consultant une exacte photographie du casino et en lisant ardemment le guide Joanne décrivant les beautés de la plage où l’on veut être; en se laissant enfin bercer par les vagues que soulève, dans la baignoire, le remous des bateaux-mouches rasant le ponton des bains; en écoutant enfin les plaintes du vent engouffré sous les arches et le bruit sourd des omnibus roulant, à deux pas, au-dessus de vous, sur le pont Royal, l’illusion de la mer est indéniable, impérieuse, sûre.
Le tout est de savoir s’y prendre, de savoir concentrer son esprit sur un seul point, de savoir s’abstraire suffisamment pour amener l’hallucination et pouvoir substituer le rêve de la réalité à la réalité même.

Au reste, l’artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du génie de l’homme.
Comme il le disait, la nature a fait son temps; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels, l’attentive patience des raffinés. Au fond, quelle platitude de spécialiste confinée dans sa partie, quelle petitesse de boutiquière tenant tel article à l’exclusion de tout autre, quel monotone magasin de prairies et d’arbres, quelle banale agence de montagnes et de mers !
Il n’est, d’ailleurs, aucune de ses inventions réputée si subtile ou si grandiose que le génie humain ne puisse créer; aucune forêt de Fontainebleau, aucun clair de lune que des décors inondés de jets électriques ne produisent; aucune cascade que l’hydraulique n’imite à s’y méprendre; aucun roc que le carton-pâte ne s’assimile; aucune fleur que de spécieux taffetas et de délicats papiers peints n’égalent !
À n’en pas douter, cette sempiternelle radoteuse a maintenant usé la débonnaire admiration des vrais artistes, et le moment est venu où il s’agit de la remplacer, autant que faire se pourra, par l’artifice. »

Huysmans Joris-Karl, 1989 (Ed. originale 1884), A Rebours, Paris, Gallimard, Coll. Folio, pp. 101-103